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© Texte et Photos : MJX, sauf indication contraire.
Un petit texte qui donne une bonne impression de ce que pouvait être l'ambiance à l'époque des charbonnages.
Le Borinage
Ce qu'on aperçoit du château de Mons, c'est le cœur même du pays charbonnier.
Plus loin, du côté de Charleroi, dans cet autre cratère toujours en éruption et qui vomit du charbon, du fer, un fleuve igné de matières incandescentes,
l'industrie houillère s'entremêle aux verreries et aux laminoirs ; mais ici elle est seule et règne en maîtresse absolue sur toute la contrée qui s'appelle le Borinage.
Aucune diversion au grand œuvre ténébreux de l'extraction du charbon : toutes les activités, toutes les intelligences, tous les capitaux, penchés sur le gouffre où, de minute en minute,
s'engloutissent les petites cages chargées de wagons, comme de la vie qui s'enfoncerait dans les ondes d'un monstrueux Erèbe, regardent remonter l'or noir arraché par l'infatigable pic
des mineurs aux caverneuses Californies enfouies dans l'empire même des limbes.
Les coups de piston de la machine qui stimule cet incessant va-et-vient des cages montantes et descendantes, rauque symphonie qu'on n'oublie pas une fois qu'elle vous a déchiré l'oreille,
ont l'air d'haleines furieuses rythmant la palpitation de cette vie de fond.
Par moments, un beuglement d'auroch blessé monte des entrailles du sol, comme le cri de douleur et d'agonie de la terre violée. Et tous ces bruits, auxquels s'ajoutent encore le tonnerre
des wagons poussés à toute volée sur les plates-formes, les sonneries qui signalent le départ et l'arrivée des cages, le ronflement des volants tourbillonnant comme de gigantesques meules,
et, au fond des galeries, le roulement des bedaines cahotées sur des rails par des genêts d'Espagne ou précipitées le long des plans inclinés, multiplient dans l'air une prodigieuse clameur,
cependant que, des cheminées béantes comme les gueules qu'ouvriraient une légion de pythons, jaillissent des tourbillons de fumée et de feu.
Partout ici l'horizon est cabossé de grandes buttes, ampoules poussées à la surface du sol sur la fermentation souterraine: ce sont les "terris".
Chaque jour les augmente du tassement des schistes qu'on enlève de la bure et des escarbilles crachées par les foyers.
Quelques-unes atteignent la hauteur de petits monts à cônes brisés, avec des flancs demi-éboulés et ravinés de profondes écorchures. Un feu sourd bout constamment sous leurs rugueuses parois,
braséant en vols d'étincelles qui, la nuit, piquent de points rouges ces espèces de grandes taupinières obscures, comme les pétillements dansant aux cendres d'un papier carbonisé.
A la longue, cependant, la nature reprend possession de leurs bosses chauves, prodiguant alors les semailles de graminées dans les creux, accrochant des racines d'arbres entre les pierres,
finissant par jeter sur la nudité brûlée des pentes le verdoiement d'une forêt toute vive, qui se balance; ondule et flotte en longues chevelures dans l'immobilité vide et noire de la contrée.
Si loin que va le regard, il ne rencontre qu'une plaine hérissée d'installations industrielles dressant des bras, des moignons, des roues, des tubes, un outillage compliqué qui est comme
l'anatomie extérieure de ce grand organisme quasi animal de la bure.
N'a-t-il pas un estomac, sa dévorante chaudière, des poumons, ses hautes cheminées rejetant des haleines enflammées,
des intestins, ses galeries creusées dans l'anthracite et ramifiées en tous les sens, une respiration sensible, celle que font passer dans son énorme larynx les coups de vent furieux de ses volants ?
Bien plus encore que la fabrique gantoise, cette autre bête apocalyptique, l'appareil du charbonnage incite à la conjecture d'une vie organique et régulière, coulée dans le moule de
quelque animalité monstrueuse. Et cette similitude devient surtout saisissante quand, descendu dans sa vaste circulation intérieure, on a sur la chair le soufflet de ses moulettes et
dans les oreilles le ronflement de ses machines.
Tout au fond du gouffre, le colosse renâcle, anhèle, s'époumonne, mugit, éructant à l'orifice ses houilles et ses cailloux.
Dans d'éternelles ténèbres, que déchirent seulement les éclairs bleus du grisou, il accomplit sans trêve, en un ahan qui ne s'interrompt jamais, sa mystérieuse besogne de Danaïde,
mais de Danaïde qui, au lieu de remplir le tonneau, serait condamnée, au contraire, à l'étancher. Et le tonneau ici est un abîme qui se vide à pleines panses de chariots en guise de seaux;
à mesure qu'ils montent au jour, emplis des eaux solides du fond, de nouvelles veines s'ouvrent et dégorgent des afflux toujours nouveaux.
Tout le Borinage n'est pas autre chose. On a la perception d'une race d'hommes que les fatalités condamnent à l'implacable labeur d'une mer de nuit à vider et qui, loin du soleil et des étoiles,
consument leurs jours en d'extravagantes ardeurs pour arriver au bout de leur tâche.
CAMILLE LEMONNIER (1844-1913) (la Belgique)
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